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Face à l'évolution constante des techniques employées par les réseaux de narcotrafic, le législateur propose un renforcement significatif des outils juridiques et techniques à disposition des autorités. Ces mesures, qui touchent tant à l'organisation judiciaire qu'aux capacités de surveillance électronique, méritent un examen approfondi quant à leur portée et leurs implications.
Le premier volet de ce projet de réforme est de renforcer les moyens mis à la disposition des autorités judiciaires et des forces de l'ordre.
Parmi les propositions majeures figurent :
Ce parquet, dont la compĂ©tence serait nationale, serait chargĂ© du pilotage des enquĂȘtes les plus complexes en matiĂšre de narcotrafic, avec un accĂšs facilitĂ© aux outils d'enquĂȘte spĂ©cialisĂ©s. Il viendrait complĂ©ter le dispositif existant des juridictions interrĂ©gionales spĂ©cialisĂ©es (JIRS).
Toutefois, en raison de l'élargissement de ses pouvoirs d'investigation, ce parquet pourrait favoriser une intensification des techniques de surveillance et de collecte de données, avec des implications directes sur la protection des données personnelles des suspects et des tiers.
Ce régime concernerait les détenus condamnés pour des infractions liées à la criminalité organisée et viserait à renforcer leur surveillance en détention.
En plus des restrictions de détention, ce régime prévoit un contrÎle accru des communications, un profilage comportemental et une évaluation continue du risque, impliquant ainsi un traitement systématique des données personnelles des détenus, y compris leur correspondance et interactions avec l'extérieur.
Ces mesures incluraient notamment une analyse algorithmique des interactions intra-muros, avec un suivi détaillé des correspondances, visites, échanges téléphoniques et mouvements à l'intérieur des établissements pénitentiaires.
Cette utilisation massive des données personnelles des détenus pose des questions quant aux garanties d'anonymisation, d'accÚs aux fichiers et de conservation des données à l'issue de la détention.
La proposition de loi prévoit une modification du régime de détention provisoire prévu par l'article 145-2 du Code de procédure pénale pour les infractions relevant du narcotrafic.
Cette prolongation, directement liĂ©e Ă la complexification des dossiers et du traitement des donnĂ©es d'enquĂȘte, interroge sur la conformitĂ© au principe de nĂ©cessitĂ© consacrĂ© par l'article 5 de la CEDH.
L'accroissement du volume de donnĂ©es analysĂ©es dans ces enquĂȘtes, notamment avec le recours croissant aux interceptions numĂ©riques et aux extractions de donnĂ©es sur tĂ©lĂ©phones ou serveurs, risque de retarder l'instruction, avec des rĂ©percussions directes sur la durĂ©e de dĂ©tention avant jugement.
La proposition de loi propose en son article 16 [1] la crĂ©ation d'un nouvel article 706-104 au sein du Code de procĂ©dure pĂ©nale pour exclure certaines informations sensibles du dossier pĂ©nal accessible aux parties. L'objectif affichĂ© est de protĂ©ger les sources des enquĂȘteurs, les mĂ©thodes de surveillance et les Ă©lĂ©ments d'enquĂȘte confidentiels dans les affaires de criminalitĂ© organisĂ©e.
Ce dispositif soulĂšve des interrogations et craintes majeures non seulement quant au respect du principe du contradictoire (article 6 de la CEDH) et des droits de la dĂ©fense de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les parties Ă©tant empĂȘchĂ©es de connaĂźtre, vĂ©rifier ou discuter certains Ă©lĂ©ments de preuve.
Ce dossier coffre pose également des questions importantes en matiÚre d'accÚs aux données personnelles dans le cadre judiciaire, notamment sur la nature des informations conservées, leur durée de conservation et les garanties offertes quant à leur exactitude.
La proposition de loi prévoit également un accÚs facilité des services de renseignement aux messageries chiffrées et une surveillance des communications par des algorithmes.
Ces mesures reposeraient sur l'article L851-3 du Code de la sécurité intérieure, qui autorise déjà la surveillance algorithmique des communications électroniques en cas de menace pour la défense nationale, d'ingérence étrangÚre ou de terrorisme.
L'inclusion des infractions de narcotrafic dans ce dispositif marquerait un tournant majeur en droit pénal, en généralisant ces outils de surveillance à des infractions de droit commun.
Les obligations pesant sur les plateformes pourraient prendre plusieurs formes :
Ces portes dérobées permettront aux autorités d'accéder aux échanges sur des messageries chiffrées. Toutefois, les spécialistes en cybersécurité alertent sur les possibles failles que ces backdoors pourraient généraliser en matiÚre de protection des données.
La mise en place de ce déchiffrement serait susceptible de modifier les protocoles de sécurité de certaines plateformes de bout en bout, pourtant conçus pour garantir l'intégrité et la sécurité des échanges.
Ce systÚme inspiré de la lutte contre la pédocriminalité en ligne, est destiné à détecter automatiquement et signaler aux autorités certaines communications suspectes.
Il implique, de facto, une surveillance constante et autonome de l'ensemble des conversations.
Si ces techniques de surveillance visent Ă renforcer l'efficacitĂ© des enquĂȘtes, leur mise en Ćuvre soulĂšve des interrogations majeures en matiĂšre de protection des libertĂ©s fondamentales :
Ces mesures devront donc ĂȘtre Ă©valuĂ©es Ă l'aune des principes de proportionnalitĂ© et de nĂ©cessitĂ© des atteintes Ă la vie privĂ©e garantis Ă l'article 8 de la CEDH et le RGPD [2], au risque de se heurter Ă des contestations juridictionnelles.
L'équilibre entre efficacité répressive et protection des droits individuels constitue un défi majeur pour le législateur. Une analyse approfondie des risques juridiques et des conditions de validité s'impose.
La proposition de loi pose plusieurs problÚmes majeurs au regard de la protection des données personnelles et des droits fondamentaux, tant sur le plan constitutionnel que conventionnel.
Le principe mĂȘme du dossier coffre est d'empĂȘcher les parties d'avoir accĂšs aux investigations et donc de connaĂźtre la nature et l'Ă©tendue des informations collectĂ©es Ă son sujet.
Ainsi, ce dispositif pose une question cruciale quant au respect du principe du contradictoire et de l'égalité des armes. En limitant l'accÚs à certaines piÚces du dossier pénal, ce dispositif risque d'affecter l'équilibre entre l'accusation et la défense et pourrait compromettre les droits fondamentaux des mis en cause.
La jurisprudence constitutionnelle et européenne est trÚs claire sur ce point :
L'accÚs aux messageries cryptées et l'extension des pouvoirs d'investigation constituent des atteintes considérables à la vie privée. Or :
L'affaire EncroChat (2020) [6] illustre parfaitement ces enjeux. L'infiltration de cette messagerie chiffrée par les autorités françaises et néerlandaises a permis le démantÚlement de nombreux réseaux criminels, mais a soulevé d'importantes questions juridiques concernant la légalité des interceptions massives et l'admissibilité des preuves ainsi recueillies.
L'article 8 de la CEDH impose que toute ingérence dans la vie privée soit strictement nécessaire et proportionnée.
Plusieurs arrĂȘts rĂ©cents prĂ©cisent cette exigence :
La proposition de loi, en élargissant considérablement le champ des mesures de surveillance, s'expose à une censure juridictionnelle si elle ne prévoit pas de garanties suffisantes.
Face à ces risques, la proposition de loi devra impérativement respecter les standards constitutionnels et européens pour éviter une censure juridictionnelle.
La jurisprudence impose trois exigences cumulatives pour qu'une mesure de surveillance soit conforme aux droits fondamentaux :
En premier lieu, la jurisprudence constitutionnelle (notamment la dĂ©cision n° 2015-713 DC du 23 juillet 2015) exige que toute mesure de surveillance soit soumise Ă une autorisation prĂ©alable Ă©manant d'une autoritĂ© indĂ©pendante qui veille Ă la proportionnalitĂ© avec la finalitĂ© poursuivie et les motifs invoquĂ©s. Cette exigence est renforcĂ©e par la jurisprudence de la CEDH qui, dans l'arrĂȘt Klass et autres c. Allemagne (1978), puis confirmĂ©e dans l'arrĂȘt Roman Zakharov c. Russie (2015), impose que cette autorisation permette d'apprĂ©cier la nĂ©cessitĂ© et la proportionnalitĂ© de la mesure.
En deuxiĂšme lieu, le principe de lĂ©galitĂ© impose une dĂ©finition prĂ©cise du champ d'application matĂ©riel et personnel des mesures. L'arrĂȘt Weber et Saravia c. Allemagne (2006) de la CEDH a Ă©tabli six critĂšres minimaux que doit respecter toute lĂ©gislation autorisant l'interception des communications : la nature des infractions susceptibles de donner lieu Ă interception, la dĂ©finition des catĂ©gories de personnes visĂ©es, la durĂ©e maximale des mesures, la procĂ©dure Ă suivre pour l'examen et l'utilisation des donnĂ©es recueillies, les prĂ©cautions Ă prendre pour la communication des donnĂ©es Ă d'autres parties, et les circonstances dans lesquelles les donnĂ©es peuvent ou doivent ĂȘtre effacĂ©es.
En troisiĂšme lieu, la jurisprudence constitutionnelle impose le respect d'un Ă©quilibre entre le secret de l'enquĂȘte qui couvre les mesures de surveillance et les droits de la dĂ©fense. Voir en ce sens l'arrĂȘt du Conseil Constit. n° 2011-191/194/195/196/197 QPC du 18 novembre 2011.
Le droit de l'Union européenne impose des contraintes spécifiques concernant le traitement des données personnelles dans le cadre répressif.
La jurisprudence de la CJUE, notamment dans les arrĂȘts Digital Rights Ireland (2014) et La Quadrature du Net (2020) [7], prohibe la collecte et la conservation gĂ©nĂ©ralisĂ©es et indiffĂ©renciĂ©es des donnĂ©es. Elle admet toutefois des exceptions strictement encadrĂ©es pour les infractions graves, Ă condition que des garanties spĂ©cifiques soient prĂ©vues :
En matiĂšre de conservation des donnĂ©es, la directive "police-justice" (Directive 2016/680 [8]) et la jurisprudence de la CJUE imposent que les durĂ©es de conservation soient limitĂ©es et dĂ©terminĂ©es en fonction de critĂšres objectifs liĂ©s Ă la finalitĂ© du traitement. Une modulation des durĂ©es en fonction de la gravitĂ© des infractions et de la pertinence des donnĂ©es pour l'enquĂȘte paraĂźt juridiquement nĂ©cessaire.
Concernant l'accĂšs aux messageries cryptĂ©es, l'EDPB (ComitĂ© europĂ©en de la protection des donnĂ©es) et le CEPD (ContrĂŽleur europĂ©en de la protection des donnĂ©es) ont dĂ©jĂ insistĂ© sur le fait que toute obligation de dĂ©chiffrement imposĂ©e aux fournisseurs de services doit ĂȘtre strictement encadrĂ©e, ciblĂ©e et limitĂ©e Ă des cas spĂ©cifiques, afin de ne pas compromettre l'intĂ©gritĂ© globale des systĂšmes de chiffrement et de garantir la protection des donnĂ©es personnelles.
Le droit positif impose également la mise en place de mécanismes de contrÎle effectifs pour garantir le respect des droits fondamentaux.
Les articles 101 et suivants de la loi Informatique et Libertés attribuent à la CNIL un rÎle central dans le contrÎle des traitements de données. Conformément à l'article 66 de la Constitution, le contrÎle de l'autorité judiciaire demeure toutefois primordial pour toute mesure affectant la liberté individuelle.
L'articulation de ces contrĂŽles - administratif et judiciaire - doit ĂȘtre clairement dĂ©finie, comme l'a rappelĂ© le Conseil constitutionnel Ă plusieurs reprises.
La jurisprudence constitutionnelle exige par ailleurs une évaluation réguliÚre de l'efficacité et de la proportionnalité des dispositifs attentatoires aux libertés, avec potentiellement des clauses de réexamen périodique.
Le respect de ces exigences juridiques conditionnera la validité du dispositif et sa résistance aux contrÎles juridictionnels ultérieurs.
Cette proposition de loi illustre la complexité des arbitrages entre renforcement des moyens d'investigation et protection des libertés fondamentales. L'avenir du cadre juridique français dépendra de sa capacité à établir un modÚle garantissant la protection des droits fondamentaux, notamment en matiÚre de données personnelles.
Les obligations de déchiffrement envisagées soulÚvent, par ailleurs, des questions cruciales quant à la sécurité globale des systÚmes d'information. L'affaiblissement des protocoles de chiffrement, conséquence possible des obligations de déchiffrement, risque paradoxalement de fragiliser la sécurité des informations sensibles.
La France suivra-t-elle la tendance à un renforcement des dispositifs de surveillance ou parviendra-t-elle à établir un équilibre exemplaire entre sécurité et libertés ?
En dĂ©finitive, l'expĂ©rience montre que l'efficacitĂ© de la lutte contre le narcotrafic ne rĂ©side pas nĂ©cessairement dans l'accumulation de donnĂ©es mais plutĂŽt dans la qualitĂ© de leur analyse et dans la coordination des services concernĂ©s. C'est donc vers un renforcement qualitatif, et non quantitatif, des moyens d'enquĂȘte que devrait s'orienter le lĂ©gislateur pour concilier sĂ©curitĂ© publique et respect des libertĂ©s fondamentales.
Article publié initialement sur Village Justice
[1] Proposition de loi au Sénat
[2] RÚglement européen sur la protection des données
[3] RÚglement européen sur la protection des données
[4] La directive police-justice
[5] Jurisprudence La Quadrature du Net
[6] Affaire EncroChat - Gendarmerie
[7] Jurisprudence La Quadrature du Net
[8] La directive police-justice
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